Le journal des jours à oublier
Journée 1
Thermocalypse
Il est 8h17. Je pénètre dans les locaux, emmitouflée comme un oignon polaire, et je sens tout de suite… le drame. Le chauffage est en panne. L’air est plus froid que mes relations avec la compta. Personne ne parle. Tout le monde souffle de la buée. On dirait un remake de The Revenant, mais avec des gobelets de café froid. Je tente de taper sur mon clavier. Mes doigts rebondissent sur les touches, gelés, insensibles. Je vérifie si j’ai encore des empreintes digitales. Spoiler : non. À 9h12, Martin tente de se réchauffer en frottant ses mains sur la bouilloire. Il manque de se brûler. On le perd un peu. À 10h30, Camille craque et sort une couverture de survie. Littéralement. Une couverture de survie. En aluminium. Elle scintille comme une papillote géante. À 11h, l’open space se divise en deux clans : Ceux qui grelottent en silence, dignes. Et ceux qui ont transformé la salle de réunion en sauna collectif avec trois bouillottes et une bougie parfumée. J’ai envoyé un mail aux RH : “Faut-il mourir pour mériter un radiateur ?” Pas de réponse. À 12h, j’ai tenté de bouger pour aller en pause déjeuner. J’ai entendu mon jean craquer. Littéralement congelé sur moi. J’ai failli m’effondrer. Mais j’ai tenu. Parce que j’ai signé un CDI.
Journée 2
Dimanche sans voix
Je me suis engagée à lire un passage pendant la messe. Un truc simple, deux minutes. La tante de mon mec est très croyante, il m’a dit : «Ce n’est rien, tu lis un texte, tu souris, ça lui fera plaisir." Sauf que je me suis réveillée ce matin-là avec zéro voix. Nada. Juste un souffle de dragon enrhumé. Mais bon, on était déjà en route, moi habillée comme une nonne de Pinterest, lui en mode “détendu du dimanche”. Je lui ai chuchoté que j’étais aphone. Il a répondu : « Ah, mince… Bon, ça va le faire quand même, hein ? » Spoiler : ça ne l’a pas fait. Arrivée à l’église, sa tante me fait un clin d’œil, genre “je compte sur toi”. Le prêtre me salue. Tout le monde sourit. Je sue. C’est l’hiver et je sue. On m’appelle au micro. Je monte à l’ambon. J’ouvre la Bible. Je respire. Et là… rien. Juste un "Shhhhhh" désespéré qui sort de ma gorge, comme un pneu qui se dégonfle lentement. Un petit enfant dans l’assistance dit très fort : « Maman, pourquoi elle parle comme un fantôme ? » Rires. Rictus gênés. Le prêtre s’éclaircit la gorge. Je panique. J’essaie de mimer les paroles avec mes lèvres, façon karaoké mystique. Personne ne comprend rien. J’ai l’impression de réciter un sort satanique en playback. Finalement, une vieille dame me remplace. Elle lit à ma place, tout doucement, comme pour ne pas m’humilier. En sortant, la tante m’a tapé l’épaule et dit : « C’était très… habité. On sentait l’émotion. » Je crois que c’était la pire performance scénique de toute l’histoire du christianisme.
Journée 3
Le miroir
— T’as encore cette tête ? Je sursaute. Il est 6h du mat, je suis seule. Enfin… je croyais. Mon reflet me regarde, l’air dégoûté. Moi, je n’ai pas encore bougé. — Sérieusement, t’as dormi ou tu t’es battue avec ton oreiller ? Je recule d’un pas. Ma bouche reste fermée. Mais dans le miroir, elle parle. Mon reflet parle. — Ok... non. Je rêve. Je fais un rêve bizarre. — Tu ne rêves pas. Mais t’as peut-être besoin d’un café. Ou d’un alibi. — Pardon ? — T’as entendu. Faut que tu bouges. Et vite. Je me fige. — T’as fait une connerie, et maintenant tu fais quoi ? Tu restes là à me fixer ? À te mentir ? Je secoue la tête. Je ris, un peu trop fort. — C’est quoi ce délire ? Je ne suis pas... Je ne suis pas... — Ah ouais ? Regarde mieux. Je m’approche. Lentement. — Regarde dans le coin. À gauche. Vers le lit. Je tourne la tête. Rien. Je regarde dans le miroir. Il y a un corps. Au pied du lit, dans le reflet. Allongé, immobile. Sa main dépasse légèrement du cadre. On dirait… un homme. Sa chemise est tachée de rouge. Je me retourne. Rien. Le sol est vide. Dans le miroir, elle me sourit. — Avant de faire genre t’es une héroïne torturée, fais-moi plaisir : débarrasse-toi du corps.